CHAPITRE V

Le grand vaisseau spatial glisse à travers l’immensité.

Formidable engin, pourvu d’un dispositif qui peut le rendre invisible à volonté ou en d’autres cas insaisissable au radar, l’astronef emporte la mission dépêchée par la race des Syrax à la conquête de ce secret qui leur échappe encore : celui de ces ondes permettant de revoir le passé, de lire dans le livre géant de l’histoire du monde.

Les Syrax sont originaires d’une constellation lointaine, située dans une galaxie extérieure à la Voie Lactée. Mais leurs espions s’infiltrent dans tous les mondes civilisés. Ainsi ils ont su que le Sagittaire recelait une nébuleuse curieuse semblant faire écran aux ondes sono-visuelles, titanesque réflecteur générateur de visions fantastiques.

Un astronef a été frété. Monté et dirigé par ces Syrax qu’Éric a numérotés faute de savoir leurs noms. Et qui doivent à tout prix s’emparer du secret de la nébuleuse et aussi aller la reconnaître, de préférence en possession des techniciens qui ont, en synthèse avec les travaux de diverses planètes, réussi les premières expériences probantes.

Si bien que désormais le navire spatial vogue vers le Sagittaire, à la recherche de cette contrée mystérieuse qu’on a appelée, faute de mieux, la nébuleuse des fantômes.

À bord, une équipe de Terriens.

Une équipe désormais commandée par Éric Verdin. Assisté, à sa demande, de tous ses compagnons rescapés de la terrible aventure. Et en particulier des deux techniciennes de valeur que sont Karine Villec et Yal-Dan.

Pris à la gorge, il a dû s’incliner devant les exigences sans pitié des Syrax. Pour sauver les trois jeunes femmes du baiser immonde et mortel des Klis, il a, en conscience il est rongé de scrupules, trahi en quelque sorte la cause de la Terre et des planètes civilisées.

Il a résolu de faire un pacte avec les Syrax. Après tout, les ondes dites infernales peuvent appartenir à l’humanité entière. Mais dès leur découverte, de grands esprits en ont indiqué le danger. Revoir le passé ! Comme toutes les grandes choses du monde cela ne doit pas être prostitué, livré à n’importe qui. La lecture du grand livre ne peut, en aucun cas, être soumise à des personnages douteux, à des conquérants surtout, comme cela semble le cas pour les Syrax qui rêvent, Éric le soupçonne, d’hégémonie cosmique. Folie… mais folie périlleuse et contre laquelle il se doit de lutter, lui, chétif…

Mais disposant tout de même à lui tout seul du grand secret. Si bien que, utilisant cette suprême carte, il a décidé de lutter jusqu’au bout.

Et tout d’abord en endormant les soupçons. Il travaille avec les Syrax, pour les Syrax. Il a convaincu ses compagnons, avec prudence, avec la plus grande discrétion. Un plan s’est petit à petit élaboré. Un plan démentiel ! Mais au point où ils en sont, ils n’ont plus rien à perdre.

Du temps passe. Beaucoup de temps.

Les Syrax ne mesurent pas la durée en tours-cadran. Mais on se rend compte qu’il y a maintenant plusieurs semaines, sinon plusieurs mois, que le voyage se poursuit depuis que le cosmocanot de l’Inter a été abordé et circonscrit par l’astronef syrax.

On travaille ferme au laboratoire du bord. Éric et ses deux acolytes féminins, Marts en tant qu’homme de corvée, Filler comme technicien de la chose spatiale. Florane s’est bravement mise à les seconder, elle aussi. On l’a chargée des soins ménagers dans le département offert aux Terriens, qui ont été fort bien traités à partir du moment où Éric et tous les autres ont déclaré qu’ils se montraient prêts à travailler pour ce qu’Éric appelle, hypocritement, une cause commune, à savoir déchiffrer le grand secret. Il espère bien cependant que ce ne sera pas pour le profit de la race syrax.

Certes, ces étranges extra-terrestres, qui sont même des extra-galactiques, peuvent avoir quelques soupçons quant à la sincérité des Terriens. Ils les considèrent agréablement, leur donnent à la fois tous les moyens possibles de travail comme ce qui leur est nécessaire, avec le confort le plus total, ce dont Florane est dépositaire au nom de tous.

Il n’en est pas moins vrai, pour cela, que les Terriens se sentent surveillés. Une évasion paraît impossible en plein espace. Cependant les Syrax ont certainement des doutes. On épie les conversations, on étudie leur comportement. Si bien qu’ils doivent jouer les décontractés, ne parler entre eux qu’avec un minimum de liberté, ne jamais se laisser aller à de trop longues conversations qui pourraient donner l’éveil. Il y a certainement partout des micros, des yeux électriques.

Le plan, conçu par Éric, perfectionné par la bonne volonté de ses coplanétriotes, prend forme lentement.

On a surtout pour but de capter la confiance des Syrax. Les Terriens paraissent avoir renoncé à la Terre. Comme leurs hôtes impérieux n’ont aucune raison de revenir plus tard vers cette lointaine et insignifiante planète, après l’exploration de la nébuleuse des fantômes, il est vraisemblable qu’on retournera dans l’univers également très éloigné où est née la race syrax.

Alors ? Pourquoi se révolter ?

Une sagesse du moins apparente préside donc au comportement des Terriens. Et on a entrepris une autre tâche, infiniment plus malaisée : apprivoiser les Klis. Cela aussi fait partie du plan.

La vie a repris. Éric demeure l’amant de Karine. Yal-Dan, délaissée, garde une discrétion exemplaire. Elle n’est plus qu’une savante et paraît accepter cette situation. Ysmer, adroitement, a su se faire incorporer à l’équipe médicale de l’astronef et sa jeune science anatomique et thérapeutique a été fort appréciée. Une jeune Syrax, bien moins jolie que les Terriennes, mais cependant assez agréable, semble être particulièrement sensible au savoir du postulant médecin, lequel a peu de chances sans doute d’obtenir jamais son diplôme sur sa planète patrie.

Florane et Filler se connaissaient déjà, sur l’île spatiale. Les circonstances exceptionnelles qu’ils ont vécues ensemble ont achevé de les rapprocher.

Les Syrax n’ignorent évidemment pas ces diverses liaisons et cela ne peut que les satisfaire. Que demandent-ils à l’équipe du défunt professeur Baslow ? La réparation des appareils sinistrés ou sabotés volontairement et des travaux plus poussés sur les ondes mystérieuses. Ils ont satisfaction puisque, loyalement, Éric et ses collaborateurs ont déjà remis à peu près la sphère prismoïde en état et que des expériences ont été faites en présence de Syrax I, de la femme Syrax II, de quelques autres de ces gens à épiderme jaune et à traits anguleux.

Et puis Éric, avec une bonne volonté qui ne permet pas l’équivoque, s’est offert spontanément au sondage de cerveau.

Résultats étonnants ! Comment un homme peut-il savoir tout cela ? Éric, qui n’est pas un imbécile, ni un ignorant, est époustouflé lui-même de tout ce qui sort de son cortex. Les séances sont longues, épuisantes, et on lui accorde ensuite une appréciable période de repos. Karine et Yal-Dan participent à l’élaboration de ces ondiogrammes qui emplissent les Syrax de joie. Petit à petit, Éric-cerveau livre le formidable ensemble de sapience qui permettra de refaire un gigantesque laboratoire, de créer une véritable centrale pour filtrer le vertigineux potentiel d’images et de sons qui remontera jusqu’à la création du monde.

Éric s’en rend compte : il livre à ces gens-là un secret qui ne devrait sans doute appartenir qu’au maître du Cosmos !

Quel usage en feront-ils ? Là est le péril.

En attendant il travaille. Et ses compagnons travaillent aussi. Il semble que tous n’aient désormais qu’un but : servir la science même si en réalité on ne sert présentement que l’ambition démentielle de la race syrax.

Les trois femmes ont reçu une mission particulière et plus que délicate. Elles s’y emploient avec cette habileté qui n’appartient qu’à leur sexe. Il importe, et selon Éric ce sera primordial dans l’avenir, de se concilier les bonnes grâces des monstres Klis.

Pour ces derniers il n’y a pas ou peu de femelles. Créatures qui d’ailleurs sont aussi laides, aussi effrayantes que les mâles. Aussi stupides également et on peut le croire tout aussi dangereuses, avides de la vitalité humaine, voire animale qu’ils aspirent buccalement en asséchant dangereusement les alvéoles pulmonaires.

Il n’y a pas d’incident de ce côté. Les Klis se tiennent tranquilles et paraissent servir docilement les Syrax, même les Terriens à l’occasion.

Florane, Karine, Yal-Dan, sont tout sourires vis-à-vis de ces brutes. Ce qui doit tout de même agir sur les Klis, accoutumés qu’ils sont à subir les avanies, et aussi les brutalités de leurs maîtres syrax, lesquels les traitent d’autant plus mal qu’ils les redoutent en permanence. Un Kli, mâle ou femelle, est sans cesse susceptible de perdre le peu de raison qui est son apanage pour se jeter sur un androïde, syrax ou terrien.

Climat bizarre, inquiétant, mais qu’Éric a bel et bien l’intention d’exploiter pour servir ses desseins.

Les trois jeunes femmes ont quelque mérite à tenir cette attitude charmeuse envers les Klis, qu’ils soient d’ailleurs mâles ou femelles.

Comment pourraient-elles oublier, en effet, l’heure terrible où on est venu les arracher à leur cellule pour les dénuder et les jeter, ligotées, écartelées, sur des couchettes, entourées de Klis qui les couvaient de regards concupiscents ?

Il était question de les laisser vampiriser par les monstres, ces monstres capables d’absorber l’air par le truchement d’un appareil respiratoire, mais rien ne dit que, par surcroît, les Klis n’auraient pas parallèlement profité de la situation et possédé sauvagement les trois Terriennes, cela avec la bénédiction ironique des Syrax.

Car c’est ainsi qu’on a circonvenu Éric. Florane, Karine, Yal-Dan, doivent donc dominer leur rancœur, leur dégoût. Et comme elles sont femmes, elles donnent parfaitement le change. Les femelles klies, évidemment, ne sont pas visées mais les mâles, si frustes soient-ils, commencent à subir la séduction.

Karine demeure la plus soucieuse. Elle a été très frappée par la mort de Baslow et Éric cherche à lui faire oublier de son mieux ce drame. Dans leurs heures d’intimité, ils échangent des idées. Comme lui, elle pense qu’il faut aller jusqu’au bout, percer le secret des ondes mais pour mieux perdre les Syrax. Et très souvent ils reviennent sur les événements tragiques qui les ont amenés là. On évoque les sabotages dont l’Inter a été victime, tous ces morts, l’épave abandonnée sur le planétoïde, Flower et des derniers survivants condamnés à une mort certaine.

Et le traître ? Celui qui renseignait les Syrax ? Celui qui a placé la boîte noire servant à la destruction de l’île spatiale ?

Éric n’ose se prononcer et répond évasivement à certaines phrases de Karine. La jeune femme, de toute évidence, n’a pas confiance en Yal-Dan. N’a-t-elle pas fait allusion à son type morphologique ? Yal-Dan est une métisse de Terrien et d’une extra-terrestre. Elle laisse entendre que sa mère était du Centaure. Karine, sans appuyer (car elle se heurte quelque peu à Éric) lui trouve certains éléments rappelant les Syrax. Éric hausse les épaules dans ce cas et Karine n’insiste guère. Elle n’ignore pas qu’il y a eu, entre la métisse et son amant, « quelque chose » pendant un temps, à bord de I’A-1. Cette liaison fut brève et est totalement terminée. Karine le sait mais Éric admet qu’elle puisse garder une certaine dent à sa coéquipière. Cela dit, on travaille ensemble comme si de rien n’était, en faveur du but commun, qui n’est peut-être pas absolument celui que souhaitent les Syrax.

Marts n’a pas, comme ses compagnons, de liaison à bord et aucune Syrax ne s’intéresse à lui. Filler, parfois joyeux drille, lui a conseillé de faire la cour à une femelle klie, ce qui a exaspéré l’ex-condamné à mort. Et le cosmotimonier n’a pas insisté. Marts reste à sa place, toujours très dévoué à l’équipe, qu’il sert de son mieux.

Éric continue, de séance de sondage en séance de sondage, à livrer aux Syrax les précieux documents qu’il porte dans ses neurones. Incroyable ce que le système inventé par Baslow a pu permettre d’emmagasiner ! La bonne volonté du jeune savant est tellement évidente que les Syrax ne peuvent plus beaucoup douter. Éric les sert en servant la science, voilà tout. Mais la surveillance demeure, par principe.

Deux ou trois fois, on a fait escale sur des planètes ignorées des Terriens. Les prisonniers (peut-on les appeler autrement ?) ont été autorisés à descendre, excursionner quelque peu. Mais jamais isolés. Les Syrax les accompagnaient, et toujours avec quelques Klis. Les Terriens se sont bien gardés de montrer la moindre velléité d’évasion et on est reparti, direction Sagittaire !

Les travaux progressent. Éric explique complaisamment aux divers techniciens syrax qu’il cherche à sérier les réseaux d’ondes infernales. Son but actuel est de parvenir à localiser le faisceau obtenu sur un ou plusieurs individus choisis, ainsi d’ailleurs que cela avait été réalisé une fois ou deux avec Marts, à bord de l’Inter. On y parvient petit à petit en reconstituant les appareils détruits. Il faut dire qu’à chaque escale le vaisseau spatial a embarqué tout ce que souhaitait Éric pour réaliser ses expériences. Si bien que l’équipement atteint presque le niveau de celui créé par Baslow à bord de l’Inter.

Ce procédé est des plus favorables. De cette façon, on ne crée plus de panique, de désordre en semant les fantômes de chacun parmi tous. On les captera sur des écrans, à volonté et sans dispersion dangereuse. Syrax I, chef militaire et responsable de l’astronef, s’avère satisfait.

Éric œuvre avec les siens, mais aussi en symbiose avec les savants syrax. Des gens qui sont loin d’être ignares et qui possèdent de remarquables facilités d’adaptation. Ils collaborent utilement aux recherches des Terriens, grâce à une grande connaissance du traitement des ondes. Ils connaissent par exemple fort bien les ondes bleues avec lesquelles ils ont capturé le cosmocanot et ils sont passionnés par ces ondes infernales reflétant le passé.

Mais peut-être Éric, qui s’isole parfois, n’a-t-il pas tout dit.

En fait, il travaille seul sur certains problèmes. Personne, pas même Karine et Yal-Dan, ne savent exactement où il en est. Et les Syrax, voyant en lui l’homme le plus précieux qui ne refuse pas de livrer les secrets de son cerveau, respectent intégralement sa solitude volontaire.

A-t-il réussi ? On voit quelquefois ses yeux briller, mais il ne se confie plus à personne, se contentant de faire partager à l’équipe, mi-terrienne, mi-syrax, des résultats d’ailleurs appréciables.

Syrax I a daigné faire connaître que dans un laps de temps déterminé en mesure de sa race (soit deux ou trois semaines de la Terre) on arrivera à proximité de ce monde inconnu, de cette nébuleuse qui forme si curieusement écran aux ondes temporelles. Nouvelle qui fait exulter les uns, frémir les autres.

Marts en particulier. Dans son esprit quelque peu primaire, il ne redoute qu’une chose : entendre de nouveau la cloche de brume. Le maître du Cosmos seul peut savoir à quelles voies de fait il serait capable alors de se livrer. Sa raison y résisterait difficilement.

Éric amena les techniciens (Syrax XI, XVI et XVII) dont on n’avait jamais pu assimiler les noms, la langue syrax étant à peu près inaudible pour les Terriens, à tenter une expérience sur un Kli.

On choisit un de ceux qui avaient été littéralement « apprivoisés » par les soins des Terrien-nés. La brute ne comprenait évidemment pas ce qu’on attendait d’elle. Cependant, accoutumé à obéir aux Syrax, il se rendit docilement dans le laboratoire et subit l’épreuve.

Ce fut probant. Non seulement le cerveau nébuleux, primitif, réalisa des projections sur les écrans, mais encore on séria parfaitement le faisceau d’ondes et nul, hors le sujet, ne fut atteint.

Par contre, on constata que l’expérience agissait dangereusement sur le comportement du Kli. Exaspéré de revoir certaines scènes dont le sens trop embryonnaire échappait aux assistants, il parut furieux. Par bonheur, Éric, qui avait prévu le cas, avait recommandé aux Syrax de l’attacher solidement.

On ne le relâcha qu’après lui avoir administré quelques piqûres calmantes et le jeune savant conseilla qu’il fût surveillé étroitement. Peu de temps après il apprit que le Kli était mort, sans qu’on précisât si c’était à la suite de la tentative à laquelle il avait servi bien involontairement de cobaye. Mais Éric et ses amis avaient appris à connaître les Syrax. Le malheureux Kli, sans nul doute, avait continué à donner des signes inquiétants et les Syrax que la sensibilité n’embarrassait pas surtout vis-à-vis de leurs esclaves, les redoutant déjà à l’état permanent, avaient dû proprement supprimer l’infortuné sujet.

C’était peut-être regrettable en soi, mais Éric savait ce qu’il lui restait à faire.

Plus que jamais, il prenait des risques. Mais il estimait que, de toute façon, ni lui ni ses compagnons ne reverraient jamais la planète patrie.

L’avenir lui semblait bien compromis pour eux. Du moins ne voulait-il pas quitter le Cosmos sans avoir donné aux humanités connues ou inconnues une preuve de sa fraternité, de son amour universel.

Et pour cela le meilleur service à leur rendre lui paraissait être de priver à jamais les Syrax du secret des ondes infernales.

On approchait de la nébuleuse des fantômes.

Éric se décida à l’action.